L’agent de manœuvre Gashi Nuhi décroche les wagons; le centre opérationnel d’exploitation lui demande de se dépêcher. «Les gens veulent rentrer chez eux», bourdonne la voix dans le téléphone. Le mécanicien M. Luna actionne l’interrupteur, tourne la roue de vitesse et la machine se met lentement en marche… M. Luna reste silencieux. Il passe devant la bosse de débranchement pour rejoindre le faisceau d’attente au départ Est de la RBL. Changer encore une fois de cabine de conduite, démarrer, freiner. (Document audio Ae 6/6 durant l’arrêt)
L’ultime changement de cabine de conduite, l’ultime démarrage, l’ultime freinage. «Oh non, il y a déjà là quelques machines», ses mots lui échappent alors qu’il atteint la voie de destination. En effet: sa loc, portant le numéro 11470, fera partie d’un haut-le-pied. Toutes les machines ici n’ont plus qu’une perspective devant elles: leur ultime voyage.
Les CFF ont acheté au total 120 locomotives de ce type. La première a été mise en service en 1952. En raison de son utilisation au Gothard, cette locomotive universelle a très vite été familièrement appelée la «loc du Gothard». Elle était en outre aussi utilisée au Simplon. Les 25 premières de la série portaient le nom des cantons. Les baguettes chromées sur la caisse de la loc et la croix suisse bien visible à l’avant et à l’arrière conféraient à cette locomotive son allure unique. Puis il y a eu les locs baptisées du nom des chefs-lieux des 25 cantons. D’autres locomotives ont reçu le nom de grandes villes et de régions. Leur point commun: sur leurs flancs, elles arboraient toutes le blason du canton ou de la localité. La 11470 voyageait pour Brugg.
«La vieille Dame a toujours été très fiable», déclare M. Luna. «Elle a été ma première locomotive de ligne en tant que mécanicien.» J’ai passé d’innombrables heures dans sa cabine de conduite. Il a parcouru à son bord au total bien 500 000 kilomètres selon ses estimations. Ce qui représente 12 fois le tour de la terre. «L’Ae 6/6 donne le meilleur d’elle-même sur les rails», c’est en ces termes que le mécanicien de 46 ans explique les avantages de cette machine. «On pouvait remédier à une panne à l’aide d’un tournevis, d’une pince et d’un marteau.» Il se lève, franchit la porte étroite menant à la salle des machines et montre là où, il y a quelques années, il a rétabli un contact électronique dans le mécanisme alors que plus rien ne fonctionnait. «Tous réclamaient une loc de remplacement. Mais j’ai effectué 2 ou 3 opérations et la machine est repartie.» Il y a une secousse. Le mécanicien va voir. «Nous devons sortir, ils ont accouplé la loc pour le haut-le-pied. Ils sont pressés ma parole.»
Les CFF ont utilisé les Ae 6/6 aussi bien pour le trafic voyageurs que pour le trafic marchandises. Depuis les années 90, ces locs tractaient principalement des trains de marchandises. Elles étaient devenues trop lentes pour le trafic voyageurs. Aujourd’hui, avec une moyenne d’âge de 55 ans, elles ne répondent plus non plus aux exigences d’un trafic marchandises efficient. La flotte devrait être complètement rénovée, ce qui coûterait des millions. Elle a donc été progressivement réduite. Les dernières machines sont maintenant hors service et seront bientôt envoyées à la ferraille. CFF Historic en conserve quelques-unes comme patrimoine historique des CFF.
Mauro Luna descend maintenant pour la toute dernière fois de la cabine de conduite. Il se tait un instant et prend congé de la machine en silence. «J’avoue que je suis quand même un peu sentimental là tout de suite.» Il lance un dernier regard vers la loc. Et l’instant d’après, il dégaine son smartphone. A Lausanne-Triage, il a pris une photo de la loc. «Normalement, je ne fais pas ça», dit-il presqu’en s’excusant, alors qu’il nous montre le cliché. «Mais, c’est quand même particulier d’être le dernier à pouvoir conduire cette machine dans un but commercial. C’est un honneur.» Ainsi s’achève maintenant pour l’Ae 6/6 son ultime voyage, pour Mauro Luna un service tout particulier et pour les CFF une ère.
Ecoutez le mécanicien Mauro Luno après son ultime voyage (en allemand).
Et pour finir:
Avec ce reportage, Martin Radtke prend congé des lectrices et lecteurs du blog Cargo. Il quitte CFF Cargo et travaillera dans le privé à compter du 1er janvier 2014.
Les Ae 6/6 mises au rebut sont démontées. Une grande partie des matériaux est ensuite réutilisée. Pour en savoir plus, lisez l’article consacré à ce sujet dans le magazine Cargo.